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Die Frau ohne Schatten de Richard Strauss

Opéra National de Lyon 2023-2024

Enfin vint la Frau

“Gros investissement à l’Opéra de Lyon pour cette ouverture de saison 2023–2024 aussi bien technique qu’artistique. Monter Die Frau ohne Schatten n’est pas donné à toutes les maisons, notamment hors d’Allemagne, et reste réservé la plupart du temps aux grands théâtres internationaux et encore, quand on pense que l’œuvre n’est entrée au répertoire de la Scala de Milan qu’en mars 1986, dans une merveilleuse production de Jean-Pierre Ponnelle et dirigée par Wolfgang Sawallisch dont les premières représentations ont eu peine à remplir et dont les dernières ont suscité des batailles pour arracher un billet.
Aujourd’hui, Die Frau ohne Schatten semble un titre naturel un peu partout dans le monde, alors qu’il y a un demi-siècle hors de l’ère germanique, c’était une absolue rareté. C’est pourquoi on ne peut s’étonner que l’Opéra de Lyon tienne à le faire entrer au répertoire, 104 ans après la création.
Mais l’œuvre est très ardue à monter, orchestre pléthorique, au moins cinq rôles impossibles dévolus à des artistes de classe internationale (et encore, ils ne s’y confrontent pas tous) et un livret étrange et poétique signé Hugo von Hofmannsthal, l’un des plus beaux textes qui soient, et qui demande une mise en scène visionnaire.

Et Lyon n’a pas forcément la salle ni la fosse adaptées à une œuvre qui prend un incroyable espace sonore. C’est pourquoi beaucoup (dont le signataire de cet article) ont émis des doutes quant au rendu de l’œuvre dans ces conditions peu favorables.
Le résultat est conforme aux craintes par certains côtés, mais a aussi agréablement, voire très agréablement surpris par d’autres : si la musique est à l’étroit dans la cage lyonnaise, elle réussit au-delà des attentes à en passer les barreaux, grâce à Daniele Rustioni, vraiment étonnant… L’opéra de Lyon a opté cette fois pour le choix d’une version orchestrale « allégée » qui puisse rentrer dans les dimensions réduites de la fosse lyonnaise et propose donc une Frau ohne Schatten moins opulente à l’orchestre, et pourtant, c’est presque paradoxal, c’est de l’orchestre que vient la surprise, la surprise du chef pourrait-on dire, tant le rendu, l’énergie, la finesse de l’approche ont emporté la conviction.
Pour cette création à l’Opéra de Lyon, ce sont les aspects musicaux qui constituaient le défi le plus grand, et c’est donc par-là que nous commencerons car si une mise en scène de Frau ohne Schatten est souvent intéressante, voire passionnante, Mariusz Treliński n’a jamais brillé par des visions originales par ailleurs, tandis que c’est bien le chef Daniele Rustioni aux prises avec une œuvre rarement abordée par des chefs italiens qui constituait l’objet essentiel de la curiosité et aussi la manière dont l’opéra de Lyon allait se sortir de l’impossible distribution nécessitant au moins cinq chanteurs de premier ordre et une importante compagnie de chanteurs d’appui dont aucun ne souffre la médiocrité.
Bref, pour une fois, prima la musica.

Daniele Rustioni n’est pas seulement l’objet de notre curiosité, il est l’artisan de cette création lyonnaise sur laquelle j’avais quelques doutes, et qu’il a si brillamment levés. De tous les chefs italiens de sa génération il est à l’opéra à coup sûr le plus éclectique et le plus audacieux, le plus ouvert à tous les répertoires osant les russes (L’Enchanteresse par exemple et bientôt La Dame de Pique), Wagner (Tannhäuser), Bizet (Carmen) avec des qualités musicales particulièrement effilées et une clarté à chaque fois renouvelée dans les lectures. Se confronter pour son premier Strauss à un monument comme Frau ohne Schatten constitue pour lui non un défi, mais une volonté de se plonger d’emblée dans la musique des sommets, moins rebattue que le trio Elektra/Salomé/Rosenkavalier, mais plus révélatrice d’un art straussien de la composition où se confrontent les aspects les plus lyriques, les plus dramatiques, les plus rutilants et les plus intimes, et où encore une fois l’union du travail du librettiste Hofmannsthal et du compositeur Strauss créent à leur manière une Gesamtkunstwerk difficilement égalable. C’est cette totalité, qui produit toutes sortes d’émotions à différents niveaux, que Rustioni, dans les conditions particulières exigées par la configuration lyonnaise, a réussi à préserver, à exalter, à sublimer l’âme de la partition.

On a un peu craint au premier acte, car on a senti qu’avec à la fois la sécheresse bien connue de l’acoustique lyonnaise, la faiblesse en nombre de cordes (si importantes dans cette partition) quelque chose se perdait de l’ivresse attendue : on entendait peu les violons, de la fosse sortait un son étriqué, presque étouffé, qui ressemblait de loin seulement à une Frau ohne Schatten ; une musique comme enfermée dans une boite d’autant plus décevante qu’on entendait certains instruments et pas d’autres,  que les solos instrumentaux étaient clairs, bien mis en relief et excellents, mais que le lit sonore avait un peu disparu, comme une Frau ohne Schatten qui sonnait (surtout au départ) quelquefois comme Ariadne auf Naxos.

C’était d’autant plus rageant que l’orchestre de l’Opéra de Lyon, qui fêtait ses quarante ans d’existence (soulignons une fois encore que c’est le seul orchestre de fosse spécifique existant en France, en dehors de celui de l’Opéra de Paris) a été plus engagé et meilleur que jamais.
Mais cette impression frustrante, liée au lieu et à la réduction de l’effectif orchestral passé des 110 musiciens exigés à 70 dans l’adaptation pour la fosse lyonnaise commandée à Leonard Eröd, passe finalement assez vite y compris au cours du premier acte, par le sens de la dynamique insufflé par le chef, par l’impulsion qu’il donne, par le sens des rythmes, par les subtilités qui permettent de tout entendre, et par un équilibre très attentif entre plateau et fosse. Au total, la musique de Strauss nous envahit comme d’habitude et nous nous laissons happer par cette magie sonore.

C’est évidemment le cas au deuxième acte, plus dramatique, plus urgent, où les qualités théâtrales du chef font merveille, sans jamais d’ailleurs (ce serait le danger) que les équilibres se rompent et donnent la suprématie aux cuivres par exemple. Rustioni réussit à maîtriser l’ensemble, à rendre la partition dans sa globalité, son homogénéité et son urgence. Il y a dans sa direction cette énergie dont il fait si souvent preuve, mais aussi un sens des raffinements de la partition et surtout une maitrise des rythmes et du tempo dont la rigueur frappe, car jamais rien n’est désordonné, tout est justement scandé : c’est indiscutablement une formidable leçon de direction straussienne : pour un coup d’essai c’est vraiment un coup de maître.
Et c’est confirmé au troisième acte qui allie lyrisme et intimisme au début, et qui se développe de plus en plus dramatiquement pour s’achever dans une scène finale qui semble ne jamais finir, tant la musique semble s’autogénérer et s’autodévelopper en volutes de plus en plus ivres et étourdissants. Et ce crescendo est maîtrisé, avec un sens subtil des volumes qui réussissent à rendre à l’ensemble de l’acte cette sorte de sorcellerie musicale évocatoire qui emporte. Rustioni donne à son orchestre des couleurs, des reflets, des lueurs, des ombres que la musique réussit bien mieux à rendre que la mise en scène décevante on le verra : le théâtre est en fosse, avec ses respirations et sa force, et l’on se prend à rêver d’un Rustioni à la tête d’une formation complète dans une fosse adéquate (Munich ?).

C’est Daniele Rustioni ce que j’appelais plus haut la « surprise du chef », parce qu’il a réussi à transcender les difficultés inhérentes à la salle et à proposer au public lyonnais qui entendait l’œuvre peut-être pour la première fois une Frau ohne Schatten finalement toute lumière, grâce à cette lecture sans maniérismes ni boursouflures, particulièrement théâtrale, directe, conduite avec un cran stupéfiant et un lyrisme de tous les instants sans jamais abdiquer la sensibilité, et dans la grande tradition des belles lectures de l’œuvre.

…Il reste que l’entreprise menée par l’Opéra de Lyon et son directeur Richard Brunel est à saluer dans sa globalité, le défi lyonnais a été relevé avec un certain panache, jamais dans la médiocrité. En ce sens, cette production rend optimiste sur l’avenir de l’opéra.
…On retiendra certains chanteurs, très valeureux et très engagés et une belle homogénéité de la distribution, mais on retiendra surtout qu’un vrai chef straussien est né, lyrique, engagé, dynamique et qu’une fois encore, l’avenir réussit à l’Italie qui ose.”

Wanderer, Guy Cherqui

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